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En ouvrant le roman Le Maître et Marguerite de Boulgakov, on découvre deux personnages, Berlioz, rédacteur en chef d'une revue littéraire et Bezdomny, un poète, qui dialoguent et font la rencontre d'un individu qui a toutes les caractéristiques du diable : il aurait connu Ponce Pilate et raconte une anecdote sur Ponce Pilate, dont il aurait été témoin (chapitre II) tout en annonçant la mort de Berlioz. Evidemment, nos deux littérateurs refusent de le croire et pensent plutôt avertir la police politique. Cet incipit, ancré dans Moscou, est donc fantastique et plutôt étonnant. A cela s'ajoute un questionnement métaphysique : " Si Dieu n'existe pas, alors, dites-moi, qui est ce qui gouverne la vie humaine et plus généralement l'organisation des choses terrestres ?" (p. 54), demande l'inconnu diabolique.
Mais continuons avec Likhodeïev, directeur des Variétés qui se retrouve face à l'inconnu, qui se fait appeler Woland. Il a deux comparses, dont un énorme chat noir qui marche sur ses deux pattes arrières. Likhodeïev partage justement son appartement avec le défunt Berlioz à cause de la crise du logement. "Ces derniers temps, d'ailleurs, Monsieur se conduit comme un fieffé cochon. Monsieur se saôule, Monsieur profite de sa position pour avoir des liaisons, Monsieur n'en fiche pas une rame et d'ailleurs il ne pourrait pas en ficher une rame car il ne connaît rien à la besogne qui lui a été confiée. Monsieur est un bluffeur qui trompe ses chefs !", dévoile le comparse de Woland (p. 161, chapitre XI). Et pour se débarrasser de lui, Woland le téléporte à Yalta. Nikanor Ivanovitch Bossoï, le président de l'association des occupants de l'immeuble 302 accepte un pot de vin de Woland, qui veut loger dans l'appartement de Likhodeïev, et se retrouve dénoncé pour trafic de devises étrangères.
Au chapitre XII, Woland devenu "mage" fait un spectacle avec ses deux acolytes et crée une hystérie collective, tout en dénonçant publiquement les hypocrisies d'Arkadi Apollonovitch Sempleïarov, le président de la Commission d'acoustique des théâtres de Moscou, aussitôt arrêté par des Miliciens. Vous l'aurez compris, la satire des milieux littéraires est féroce et celle de la police politique aussi, faisant disparaître tout le monde, sur simple dénonciation.
Nous arrivons au chapitre XIII, intitulé "Apparition du héros" ( p. 235). Nous sommes à nouveau en compagnie de Bezdomny, qui entre-temps a été interné ( chapitre VI). Jugez un peu : Ivan Nikolaïevitch ( dont le surnom est Bezdomny) déclare qu'il est dans cet asile à cause de Ponce Pilate, à un écrivain qui peut se promener dans la clinique psychiatrique, en passant par des balcons. "La description de la mort horrible de Berlioz suscita de sa part [celle de l'écrivain] cette remarque énigmatique [...]. Puis dans un cri passionné mais étouffé il ajouta : " poursuivez !". Le chat essayant de payer sa place à la receveuse divertit le visiteur à l'extrême, et il étouffait silencieusement de rire tandis qu'Ivan, tout excité par le succès de sa relation s'accroupissait et bondissait sans bruit, mimait le chat tenant sa pièce de dix kopecks contre sa moustache" (p. 239). L'écriture est souvent comique et les personnages burlesques contribuent à la satire des milieux littéraires. Nous apprenons aussi que l'écrivain se faisant appeler le "Maître" a écrit un roman refusé par tous.
Mais j'en ai déjà trop dit tout en passant sous silence un nombre impressionnant de détails ! Ce roman foisonnant et satirique semble difficile d'accès mais il n'en est rien. Une fois entrés dans cet univers fantastique, réaliste et burlesque, nous rions - parfois jaune lors de la description en rêve des grands procès publiques, ou des lieux de détentions ( chap. XIX) ou de l'obligation de faire des activités collectives ( chap. XVII) - de la peinture de la vie moscovite des années 20-30. Un plan à la fin du livre permet de repérer les lieux évoqués. L'introduction par Françoise Flamant et une notice proposent des analyses sur la dimension religieuse du texte, sur l'histoire du manuscrit, sur les autobiographèmes et sur l'intertextualité.
L'écriture, rendue extrêmement visuelle par des annotations de gestes est aussi très érudite, même si la culture russe évoquée peut échapper sans les notes de bas de page : "Là ! Là ! Derrière l'armoire ! C'est lui ! Regardez, il rigole ! Il a même son lorgnon... Arrêtez-le ! Aspergez la pièce d'eau bénite !" (p. 278) est une parodie du Faust de Gounod et "sombre ciel où la tempête" (p. 145) est le premier vers d'un poème de Pouchkine... C'est la rencontre improbable entre le non-sense carrollien, la satire voltairienne sur fond de mythe faustien. Mais quelle oeuvre ! Une oeuvre incroyable !
Boulgakov, Le Maître et Marguerite, Edition et traduction de Françoise Flamant, Malesherbes, Folio, 2018.
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