La religieuse de Diderot : ISSN 2607-0006
Ce qui a commencé comme une joyeuse mystification repose sur des faits réels. Grimm, Diderot ( présentation de Diderot sur le site de la BNF : les essentiels littérature) et quelques autres beaux esprits, s'ennuient après le départ du marquis de Croismare, en Normandie. Ils ne trouvent rien de mieux à faire pour le faire revenir dans la capitale que de lui parler d'une affaire qui l'intéresse fort : le cas d'une religieuse appelée Marguerite Delamarre, qui a été cloîtrée contre son gré, et qui a fait appel à la justice pour sortir de ces monastères où le sort des jeunes filles n'est guère reluisant. Ils écrivent donc des lettres qu'ils signent Suzanne Simonin où elle demande la protection du marquis en faisant appel à ses sentiments pieux et à son esprit éclairé. A partir de ces lettres, présentes dans la préface, Diderot a écrit les mémoires de cette religieuse.
Racontée à la première personne, Suzanne entreprend ses mémoires. C'est une jeune fille enfermée malgré elle dans un monastère, et elle raconte les circonstances dans lesquelles elle a dû prendre le voile, pour ensuite s'attarder sur les détails de sa" captivité" : enfant naturel, sa mère lui demande de prononcer ses voeux pour ne plus avoir sous ses yeux, la preuve de son adultère. D'abord réticente, Suzanne est obligée de se plier à la volonté de ses parents qui la tenait enfermée dans une pièce en ne lui adressant plus la parole alors que ses deux soeurs ont été mariées et dotées fort avantageusement. Sa vie devient alors un véritable chemin de croix, subissant des sévices corporels, l'ennui et la solitude dans ces couvents où le sort des jeunes filles dépendent de mères supérieures tantôt hystériques, tantôt fanatiques. L'une d'elle dira aux religieuses à propos de Suzanne, après qu'elle ait décidé de recouvrer sa liberté par le biais d'un procès : "Marchez sur elle ce n'est qu'un cadavre". Quelques-unes obéirent et me foulèrent aux pieds; d'autres furent moins inhumaines. Mais aucune n'osa me tendre la main pour me relever".
"Vade retro satana" : Ces mémoires, adressée à Croismare, présente une suite de tableaux pathétiques, désignés tel quel par la narratrice elle-même : "vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c'était un agréable tableau à voir. Imaginez un atelier de douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quatorze ans, et la plus âgée n'en avait pas vingt-trois ; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d'embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux mentons qu'elle portait avec bonne grâce, des bras ronds comme s'ils avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de fossettes ; des yeux noirs, grands, vifs, et tendres, presque jamais entièrement ouverts, à demi fermé [...]. Mais la grâce, hélas lecteurs, vous l'apprendrez, ne sont pas le sujet de ce mémoire. Lecteurs, vous suivrez avec horreur l''aggravation de la situation de la religieuse et ces tableaux désolants, d'une rare violence morale. Les persécutions sont nombreuses et diaboliques, ayant comme acmé une scène d'exorcisme des plus sombres et glauques : Suzanne nous raconte comment les autres religieuses l'ont dépouillée de ses affaires, l'ont empêchée de dormir... mais ces scènes contiennent aussi une violence satirique dirigée contre le clergé qui croit encore aux superstitions et qui entrave la liberté des femmes : "voilà l'effet de la retraite. L'homme est né pour la société ; séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, milles affections ridicules s'élèveront dans son esprit, comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une forêt, il y deviendra féroce ; dans un cloître, où l'idée de nécessité se joint à celle de la servitude, c'est pis encore. On sort d'une forêt, on ne sort plus d'un cloître ; on est libre dans la forêt, on est esclaves dans le cloître".
A travers ce passage, c'est la voix de l'auteur et ses idées qu'on entend. Ce livre est excessif, il émeut et choque. Et c'est bien l'objectif de Diderot qui cherche notre compassion pour toutes ces jeunes femmes enfermées malgré elles, privées de liberté.
Certes, on peut parler d'exagération mais ce roman à thèse mêle fiction et réel, car de nombreux cas de démence, de fuite, de morts chez les religieuses ont été notés à l'époque. Ce roman s'inscrit dans la lignée des écrits philosophiques de l'auteur et du siècle des Lumières en dénonçant la violence faite à l'individu, à sa volonté et sa liberté.
Et si lecteurs, vous êtes intéressés par le style de l'époque, de cet auteur, vous pouvez consulter le petit un dossier qui suit la préface et avec des extraits des Salons écrit en 1763, l'éloge de Richardson, des extraits de l'encyclopédie qui développent et expliquent la conception romanesque de Diderot, notamment la notion de pathétique. Ce livre effrayant, parfois difficile à supporter devant tant d'injustices, nous fait découvrir l'esthétique du roman sensible du XVIIIeme siècle tout en révélant la plume satirique de Diderot et en nous rappelant la lutte des philosophes contre le fanatisme.
Diderot, La religieuse, Livre de poche, 315 p;
Challenge autobiographie de Bleue et violette.